Les Filles du docteur March et Jo

Les Filles du docteur March et Jo

Le film Les Filles du docteur March met à l’honneur le nécessaire bulldozer Jo. L’héroïne queer renverse les normes sociales et les codes genrés. À bas le mariage, les attributs féminins classiques et l’hétérosexualité !

Meg, Jo(sephine), Beth et Amy forment une fratrie culte de la fiction américaine. Inspirée par la dynamique des relations qu’elle entretient avec ses propres sœurs, Louisa May Alcott raconte la vie quotidienne et la personnalité de ces jeunes femmes dans son roman Les Quatre Filles du docteur March, paru en 1868.

En 2019, sort le film Les Filles du docteur March, écrit et réalisé par Greta Gerwig. Cette septième adaptation cinématographique consacre la modernité de l’œuvre et, particulièrement, celle du personnage de Jo.

« Je suis maladroite et je suis bizarre »

C’est l’un des arguments donnés par Jo (Saoirse Ronan) pour rejeter la demande en mariage de son meilleur ami, Laurie (Timothée Chalamet). Jo refuse l’idée même du mariage. Elle préfère être une vieille fille indépendante, même si la solitude est le prix de la liberté.

Une fois, elle doute, regrette d’avoir repoussé Laurie et partage sa souffrance avec sa mère. Marmee (Laura Dern) lui répond alors qu’être aimée et aimer sont deux choses différentes. Jo ne sait pourquoi elle est incapable de partager les sentiments de son ami. Elle expérimente l’injustice. Pourquoi devrait-elle se marier pour se réaliser ? Pourquoi une femme ne pourrait-elle avoir de l’ambition et du talent pour l’écriture en l’occurrence ?

En fait, ce discours d’empowerment, cette volonté de réussir par elles-mêmes dénoncent la situation des femmes au XIXe siècle. À l’époque, il y a presque aucun métier convenable pour une femme, comme le rappelle Tante March (Meryl Streep), pourtant célibataire, à Jo. Une riche héritière peut se passer de mari, alors qu’une débutante sans le sou n’a pas le luxe d’écarter un prétendant. Et, en effet, Tante March a de l’argent.

Par ailleurs, les sœurs de Jo sont conscientes des attentes de la société. Beth (Eliza Scanlen), malade, sent que ses jours sont comptés et accepte son sort. Amy (Florence Pugh) sait qu’elle doit épouser un jeune homme fortuné pour aider sa famille modeste. La nécessité est encore plus pressante, lorsque que Meg (Emma Watson) se marie avec un professeur sans biens. Pour la vieille Tante, Amy devient le dernier espoir des March.

Pour une fois, Jo partage l’opinion de sa Tante sur le mariage de Meg. Non en raison de la question financière, mais parce qu’elle le vit comme une trahison. Jo propose même à sa sœur de s’enfuir, comme le ferait un amant. Elle prendra n’importe quel emploi pour que Meg, douée, devienne actrice. Jo le sait, jouer la comédie revient à se prostituer pour une femme de son temps. Mais elle se moque des conventions sociales. Meg doit insister : leurs rêves sont différents, et les siens consistent à épouser et vivre avec l’homme qu’elle aime. Jo la rebelle capitule.

« Je suis une âme d’homme (…) dans un corps de femme »

Dans une interview, Louisa May Alcott complète sa réponse : « parce que je suis tombée amoureuse de tant de jolies filles et jamais le moins du monde d’un homme ». En effet, Alcott ne se mariera jamais, sans que personne n’en sache plus sa vie privée. À la place, elle aurait épousé son art, l’écriture.

Dans la fiction, le personnage de Jo est le reflet de sa créatrice. Et il explose les codes classiques de la féminité. Jo refuse de s’apprêter avant d’aller à un bal, qu’elle considère comme une corvée. Elle rejette toutes frivolités et, peu encline aux activités dites féminines, brûle, sans le vouloir, une mèche des cheveux de Meg avec un fer à friser.

Au-delà, Jo s’empare des attributs masculins de son époque et bouscule les codes genrés. Lorsqu’elle ne sort pas tête nue – ce qui est inconcevable pour une femme –, elle porte des chapeaux d’homme, des chemises d’homme, des gilets d’homme. Les cheveux mal attachés, elle court le manteau ouvert et au vent, quand cela lui chante. Elle joue les rôles masculins dans les pièces qu’elle écrit. Elle aurait un « soft butch style ». Sacrifice suprême, Jo va jusqu’à faire couper et vendre sa longue chevelure pour financer un billet de train pour sa mère.

Malgré l’acceptation familiale, ses sœurs la taquinent. Meg lui demande d’éviter de se comporter en « garçon manqué » en public. Jo dit qu’elle souhaiterait être un homme pour s’engager aux côtés de son père et de l’Union dans la guerre de Sécession. Amy lui répond qu’elle ne souhaite pas perdre son seul frère.

En fait, la réalisatrice Greta Gerwig met en scène l’androgynie de Jo/Ronan et celle de Laurie/Chalamet. Elle l’explique dans les bonus de l’édition DVD. Jo est un prénom masculin et Laurie un prénom féminin. D’une scène à l’autre, les deux interprètes échangent leurs vêtements. Ces biais permettent de questionner les normes hétérosexuelles.

« Je pourrais certainement la voir expérimenter avec sa sexualité »

Qu’en est-il alors de l’identité de Jo ? Est-elle lesbienne ? Un homme trans ? Une autre couleur du drapeau LGBTQ+ ? Le champ des possibles est illimité. Selon Saoirse Ronan, Jo aurait pu être queer, si le mot avait eu le sens actuel à l’époque, et aurait pu faire différentes expériences sexuelles. Pourtant, elle se marie. Enfin, peut-être.

En effet, sa famille pousse Jo à épouser Friedrich (Louis Garrel, qui joue un Allemand parlant anglais avec un accent français). Elle serait amoureuse de cet étranger à la sensibilité artistique toute féminine. C’est une fin possible.

En parallèle, une autre fin est proposée par Gerwig grâce à un montage astucieux. Jo vend à son éditeur le roman qu’elle a écrit en s’inspirant de son vécu et de celui de ses sœurs. Ce texte personnel, elle l’a rédigé en portant une veste d’homme et en faisant preuve d’ambidextrie. Pour l’éditeur, une héroïne, à la fin d’une histoire, doit être mariée ou morte. C’est la même chose (vive la mariée décédée !). Autrement, le roman ne se vendra pas. Jo cède, mais conserve la jouissance de ses droits d’auteure.

Par conséquent, le mariage peut être vu par le.la spectateur.trice comme la conclusion du texte de Jo et non celle du film. La réalisatrice rend ainsi hommage à Alcott, qui souhaitait que Jo reste célibataire dans Les Quatre Filles du docteur March. La romancière n’a pas eu gain de cause. Dans l’adaptation, l’héroïne demeure ainsi fidèle à ses idéaux et libre d’interprétations. Car, comme l’affirme Marmee, mère modèle et moderne : « certaines natures sont trop nobles pour être domptées ».

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