Les Chroniques de San Francisco d’Armistead Maupin sont toujours fantaisistes. Série en 10 épisodes sur Netflix, Les Chroniques interrogent, dans le même temps, les notions de vérité et de politiquement correct, sans trancher. De quoi nourrir, avec intelligence, sa propre réflexion.
Il était une fois…
Dès les années 1970, Armistead Maupin écrit, chaque jour, un épisode du roman-feuilleton « Tales of the City » pour le journal San Francisco Chronicle. En 1978, les premiers chapitres sont rassemblés sous forme de roman et touchent un public plus large aux États-Unis. Le lecteur français doit attendre 1994 pour découvrir le premier tome de la saga, traduite sous le titre Les Chroniques de San Francisco et qui compte désormais neuf romans.
Entre 1993 et 2001, les trois premiers tomes sont adaptés en série TV par les chaînes Channel Four, PBS, puis Showtime. Et c’est sans compter l’adaptation en bande dessinée. En 2019, Les Chroniques de San Francisco reviennent sur Netflix. L’intrigue, qui fait un bond de plus de 20 ans, emprunte quelques éléments narratifs aux six romans non adaptés et s’inscrit dans la continuité de la première série TV.
Welcome back, Babycakes!
Mary Ann (Laura Linney), l’ingénue qui découvrait le Frisco des 70s au début des Chroniques, est de retour au 28 Barbary Lane après une absence de 23 ans. Les 90 ans de Mrs Madrigal (Olympia Dukakis), la très haute-en-couleur propriétaire des lieux, sont le prétexte idéal pour fuir une vie ennuyeuse, une carrière télévisuelle ratée et le Connecticut.
Mary Ann retrouve son ami gay Michael dit « Mouse » (Murray Bartlett), ainsi que son ex-compagnon Brian (Paul Gross) et leur fille adoptive Shawna (Elliot Page), avec qui elle n’a entretenu aucune relation depuis son départ. Elle fait également la connaissance de la nouvelle génération : parmi ses représentant.e.s, le jeune boyfriend de Mouse, Ben (Charlie Barnett), et le couple formé par Margot (May Hong) et Jake (Garcia).
Toute la vérité, rien que la vérité
Attention, spoilers !
Au sein de la bande, la vérité est une valeur fondamentale. L’identité de Jake a évolué : de lesbienne à homme transgenre. Alors que Margot l’a toujours soutenu lors de sa transition, doit-il lui faire part de son attirance pour les hommes et de son envie d’expérimenter ? Jake demande conseil à Mrs Madrigal et la réponse de la matriarche, elle-même femme transgenre, est claire : « il n’y a que la vérité qui compte. »
L’absence de vérité provoque des clashs entre générations. Shawna ignore qu’elle est adoptée. Brian, Michael et Mrs Madrigal ont décidé de lui cacher la vérité, afin de la protéger d’un traumatisme supplémentaire après la fuite vers l’est de Mary Ann. Elle découvre son acte de naissance par hasard et le face à face avec Mrs Madrigal est violent : « C’est toi qui es tout le temps en train de dire il n’y a que la vérité qui compte ! Une famille, ça ment pas ! »
Le poids de la vérité est d’autant plus lourd pour Mrs Madrigal qu’elle est victime de chantage. La jeune Claire (Zosia Mamet) menace de révéler un secret honteux. Dans les années 60, Mrs Madrigal a acheté le 28 Barbary Lane grâce à de l’argent extorqué à ses amies prostituées trans par son amant – flic – de l’époque.
Pour autant, les exigences semblent aller dans un seul sens. Shawna clame que Mary Ann ne lui a pas manqué, alors qu’elle a enregistré ses prestations TV sur cassette pour pouvoir les regarder en boucle. Quant à Claire, elle veut la propriété de l’immeuble pour le raser. Quelle fin grandiose pour le documentaire qu’elle tourne sur la communauté queer de San Francisco !
En fait, la vérité que l’on devrait aux autres serait toute relative et demanderait quelques nuances. Qui serait légitime pour exiger qu’elle soit dite ?
On surveille son langage !
Vivre pleinement son identité signifie avoir le pouvoir de choisir le mot pour se qualifier : lesbienne, gay, bi, trans, queer ou autres. Le non-respect de ce choix par des interlocuteurs ou interlocutrices peut être synonyme de malaise, voire d’insulte.
Lorsqu’une femme prend Margot et Jake pour un couple hétérosexuel, Margot est troublée. Comment être queer, c’est-à-dire non hétérosexuel.le et non conforme à un genre, si personne ne le remarque ? Par ailleurs, Jake a décidé du mot queer pour se désigner. Cependant, son identité lesbienne manque à Margot, qui la revendiquera à nouveau, sans Jake.
Claire interviewe une femme homosexuelle quarantenaire sur son adolescence dans une petite ville. Elle explique que le bar gay local lui a sauvé la vie, parce qu’il acceptait « les gens bizarres et un peu tordus ». Claire lui demande alors de changer son vocabulaire, qu’elle juge insultant, pour la dénomination « outsiders marginalisés ». Puisqu’en l’occurrence la femme s’approprie l’insulte pour se désigner elle-même et la revendique pour la vider de toute connotation offensante, elle lui répond « tu peux aller te faire foutre ».
La scène la plus forte est celle du dîner entre Ben, Michael et un groupe de gays blancs plus âgés. L’un d’entre eux utilise le mot « travelos » pour désigner des trans mexicains. Ben, qui est noir, souligne que le terme est « insultant » venant de gays blancs privilégiés, et qu’il est préférable d’appeler les personnes différentes comme elles le souhaitent. Un homme de la bande est furieux : il n’a pas à recevoir de leçon, car il s’est battu pour ses soi-disant privilèges face à une société qui laissait les gays mourir du sida dans les années 80. Et il rappelle à Ben que la nouvelle génération doit à la sienne les progrès pour lesquels elle s’est battue.
Qui a raison ? Pour Murray Bartlett, dont le personnage ne soutient pas Ben au moment de l’échange, ils ont tous les deux raison et tort à la fois. Deux conceptions sont en présence, mais doivent-elles s’opposer ? La jeune génération semblerait ne rien pardonner à celle qui l’a précédée. L’ancienne génération rejetterait la subtilité des étiquettes utilisées par la nouvelle. L’équipe de scénaristes, tous et toutes queer, pose les points de vue sur la table, sans prendre parti. Comme le dit Bartlett, il y a des divisions et elles doivent être discutées pour pouvoir construire des ponts, même à San Francisco. Un seul Golden Gate ne suffit pas.